Conception durable de chaussures : les fondamentaux

Innovation

Le projet Space Hippie nous a permis d'apprendre à vitesse accélérée comment créer un avenir sans émissions de carbone. Voici les cinq leçons que nous avons tirées de cette expérience.

Dernière mise à jour : 5 novembre 2021
12 min. de lecture
Les bases de la conception de chaussures durables

« Une meilleure approche » est une série sur la manière de travailler tous ensemble pour garantir un futur durable pour le sport.

Concevoir une chaussure de manière écoresponsable s'apparente beaucoup à se lancer dans une mission pour Mars. Les enjeux sont élevés. Les ressources sont épuisables. Personne, ou presque, ne l'a fait auparavant. Et c'est ce qui en fait une aventure.

« C'est comme si nous étions tous dans une navette spatiale, habillés de nos combinaisons. Pour info, la mienne est en velours violet, explique le designer de chaussures Nike James Zormeir. Et tout à coup, tout le monde réalise : ‘Mer**, on va vraiment se lancer dans l'espace !’ ».

Mais le designer n'était pas seul aux commandes de cette navette métaphorique : il a pu compter sur l'aide de toute une équipe d'autres innovateurs pour créer Space Hippie, une collection de sneakers composées de 25 à 50 % (en poids) de matières recyclées. Sortie à l'été 2020, la collection a depuis ouvert la voie d'une nouvelle ère de durabilité chez Nike et, avec un peu de chance, dans le monde entier.

« Nous n'avions aucune expertise en durabilité lorsque nous nous sommes lancés dans ce projet. Tout au long du processus, nous n'avons cessé de poser des questions. »

Haley Toelle
Designeuse de Space Hippie

L'équipe s'était donné pour objectif de fabriquer une chaussure zéro carbone, un projet ambitieux aux allures de premier pas sur la Lune, qui allait nécessiter une approche innovante à chaque étape. Et bien qu'ils aient réussi à réduire l'empreinte carbone de plus de 70 % (découvrez comment un peu plus loin), l'objectif zéro n'a pas tout à fait été atteint.

Mais ce n'est pas un problème. Pour cette équipe, les leçons apprises et les données recueillies tout au long du processus sont tout aussi importantes que le résultat final.

Pour pouvoir assimiler ces enseignements, l'équipe a dû garder l'esprit ouvert. « Nous n'avions aucune expertise en durabilité lorsque nous nous sommes lancés dans ce projet, explique la designeuse Haley Toelle. Tout au long du processus, nous n'avons cessé de poser des questions. »

Vous vous posez probablement aussi quelques questions. C'est pourquoi dans cet esprit de partage des connaissances, mais également pour pouvoir nous attaquer tous ensemble à la crise climatique, nous vous proposons de découvrir cinq leçons que nous avons apprises du projet Space Hippie concernant la durabilité. Des préceptes que nous allons désormais appliquer à chacune de nos expériences futures.

Les bases de la conception de chaussures durables

Le principe du design CIRCULAIRE se résume à une chose : créer une boucle perpétuelle pour la fabrication de produits, en recyclant des choses anciennes pour en faire de nouvelles, qui peuvent à leur tour être recyclées.

Leçon n° 1 : c'est normal d'être déboussolé

On entend sans cesse parler de durabilité, qu'il s'agisse de vêtements, de voitures ou de café. Mais qu'est-ce que cela signifie ?

Il est difficile d'en donner une définition claire, car la distinction entre un produit « durable » et « non durable » reste floue. Parce que plusieurs facteurs entrent en jeu, notamment la composition du produit, son procédé de fabrication ou encore son mode d'expédition, la durabilité consiste plutôt en un spectre d'éléments.

« Il y a tellement de façons de la mesurer, explique Halley Toelle. Que ce soit par la consommation d'eau, les émissions de carbone ou les pratiques en lien avec la main-d'œuvre. On peut être vite déboussolé en tant que consommateur, mais aussi en tant que designer, et ne pas savoir où donner de la tête. »

C'est pourquoi il était essentiel pour l'équipe Space Hippie de choisir un objectif en amont du processus. Ils décidèrent alors de concentrer leurs efforts sur la fabrication d'une chaussure zéro carbone. Noah Murphy-Reinhertz, responsable du design sur ce projet, explique la logique de ce choix :

« En tant que société, nous pouvons faire deux choses : émettre moins de carbone dans l'atmosphère et purger l'atmosphère du carbone déjà émis », précise-t-il pour expliquer les initiatives de lutte contre le changement climatique en termes simples. « Ce sont les deux objectifs que nous devons viser, mais le premier est déjà à notre portée. »

« En tant que société, nous pouvons faire deux choses : émettre moins de carbone dans l'atmosphère et purger l'atmosphère du carbone déjà émis. »

Noah Murphy-Reinhertz
Responsable du design de la Space Hippie

Et quel est le rôle des émissions de carbone dans tout cela ? Que vous fabriquiez des semi-conducteurs high-tech ou que vous vous contentiez d'utiliser votre grille-pain, vous consommez probablement des combustibles fossiles riches en carbone. Ces derniers émettent des gaz à effet de serre, comme le dioxyde de carbone (CO2), qui retiennent la chaleur solaire dans notre atmosphère et sont donc largement responsables du changement climatique. Si certains dioxydes de carbone sont présents dans la nature et ont un effet bénéfique (sans l’effet de serre, la Terre serait une boule de glace géante !), les niveaux très élevés de gaz émis au cours des 200 dernières années ont totalement bousculé l’équilibre des choses.

Bien que (cette fois-ci) l’équipe n’ait pas atteint son objectif zéro émissions, le modèle Space Hippie « 04 » affiche environ 3,7 kg de CO2e (il s'agit de l'équivalent dioxyde carbone, une unité de mesure standard pour l’empreinte carbone). Cela signifie qu'en termes de volume de carbone libéré dans l'atmosphère, fabriquer une paire de ces chaussures revient à parcourir 14 km en voiture ou charger 472 smartphones.

Si l’on considère qu'une paire de sneakers standard en produit généralement le triple (12,5 kg CO2e selon une étude du Massachusetts Institute of Technology), la Space Hippie constitue un pas de géant dans la bonne direction. Alors comment l’équipe a-t-elle réussi cette prouesse ?

Les bases de la conception de chaussures durables

CYCLABILITÉ : le processus permettant de transformer de vieux objets en nouveaux objets, en récupérant par exemple les chutes de matières premières pour fabriquer de nouvelles chaussures (le SURCYCLAGE, ou « upcycling » en anglais), ou en transformant des chaussures usées en surfaces de terrains de sport (le SOUS-CYCLAGE, ou « downcycling » en anglais).

Leçon n° 2 : améliorez les bonnes choses

Une chose dont nous sommes certains, c’est que l’empreinte carbone de Nike découle très largement (plus de 70 %) de son utilisation des matériaux.

Un fait qui jouera en faveur de l’équipe concevant la Space Hippie, puisque la marque avait déjà réalisé plusieurs innovations dans le domaine des matériaux durables. Parmi elles, la matière Flyknit lancée en 2012 : des fils en polyester recyclé qui composent une matière en maille extrêmement efficace et à faible impact environnemental.

« Prenez une bouteille en plastique, déchiquetez-la, puis faites-la fondre pour l’extruder, et vous obtenez du polyester tout neuf », explique Noah Murphy-Reinhertz, décrivant la façon dont le matériau de base du Flyknit est fabriqué. Extraordinaire, non ? Mais attention : « le processus implique beaucoup de chaleur et d’énergie ».

Sur le spectre de la durabilité, le Flyknit émet ainsi moins de carbone que la plupart des autres matériaux de chaussures, mais son empreinte n'est pas totalement nulle. L’équipe a considéré cela comme une opportunité d’innover davantage, en remplaçant 50 % du contenu en polyester recyclé du Flyknit par des chutes de tee-shirts récupérés dans les ateliers de fabrication.

« Ça ressemble beaucoup à la façon dont on fabrique des copeaux de bois, explique Noah Murphy-Reinhertz. On ne consomme que très peu d’énergie. Pas de source de chaleur, pas de grosse presse hydraulique. On finit avec une grosse boule de peluche, que l'on entortille avec le plastique extrudé. »

Cette nouvelle matière hybride s’appelle Space Waste, et son potentiel d’écoresponsabilité est énorme. « Ce fil nous a offert une réduction de 70 % des émissions de carbone par rapport au polyester recyclé classique, précise Noah Murphy-Reinhertz. C’est l’élément qui a eu le plus de répercussions. »

« L'une des personnes chargée d'aménager notre usine en Corée s'est fait tatouer le symbole de la Space Hippie. Et je vais faire exactement la même chose ! »

James Zormeir
Designer de la Space Hippie

Leçon n° 3 : trouvez la beauté dans l'imperfection

Le fil Space Waste a permis à l’équipe de réduire de manière satisfaisante les émissions de carbone issues de la fabrication de l’empeigne des chaussures. Mais il leur fallait faire d’autres avancées pour se rapprocher de l’objectif zéro carbone.

« L’un de nos collaborateurs s’intéressait déjà depuis longtemps à la mousse Crater », précise Haley Toelle. Cette nouvelle technologie de matériau permet d'intégrer près de 10 % de Nike Grind (les chutes de caoutchouc issues du processus de fabrication) aux mousses à base d’huile qui composent la plupart des semelles de chaussures. « Ils essayaient de rendre cette matière plus uniforme, mais le résultat était toujours plein de bulles. »

Toutefois, puisque l’objectif de l’équipe était axé sur la durabilité, une esthétique qui privilégiait le progrès à la perfection était parfaitement acceptable, voir même encouragée. « Ça donnait ce look un peu dingue, et au lieu d’essayer de le rectifier, nous avons préféré l’adopter », se souvient la designeuse.

James Zormeir était totalement convaincu de cette approche privilégiant la fonction. « J’ai toujours eu un problème avec ce que j’appelle l’obsession du design industriel pour les finitions, avoue-t-il. J’étais donc vraiment heureux de voir la façon dont la Space Hippie venait bousculer cette perception de l'esthétique, et surtout, de constater que nous pouvions accepter l'aspect brut de la chaussure comme un élément de ce concept de transparence radicale. »

Avoir une vision originale est une chose, mais pour pouvoir la concrétiser, l’équipe devait avant tout convaincre les autres parties prenantes.

« La mousse Crater en elle-même présente des 'défauts' à cause de la matière Nike Grind, explique James Zormeir. C'est ce que j’appelle l’effet 'gâteau aux confettis en sucre'. »

« Cela allait à l’encontre de tous les principes de qualité de fabrication généralement admis », précise le designeur, se référant aux équipes de contrôle qualité dans les usines des partenaires de Nike, pour qui les « défauts » étaient généralement inacceptables. « Notre discours à ce moment-là, c'était : on aime l'aspect wabi-sabi des matériaux. Les imperfections font partie de la personnalité de la chaussure, et contribuent à générer moins de déchets. Ne la jetez surtout pas ! »

Une fois que nos partenaires de production ont commencé à comprendre que l’apparence peu conventionnelle de la chaussure s'ancrait dans une mission plus vaste visant à réduire l’empreinte carbone, l’enthousiasme est devenu contagieux, parfois à l’extrême.

« L’une des personnes chargées de l’aménagement de nos usines en Corée s’est fait tatouer le symbole de la Space Hippie, explique James Zormeir. Et je vais faire exactement la même chose ! »

Les bases de la conception de chaussures durables

Dans l’esthétique japonaise traditionnelle, le terme WABI-SABI se traduit approximativement par « parfaitement imparfait ». La façon dont les chaussures Space Hippie sont assemblées les rend toutes légèrement différentes, ce qui pour certains fait partie de leur attrait.

Leçon n° 4 : ajoutez un grain de folie

« Le nom est né d'une blague, se souvient James Zormeir en repensant à l’origine de Space Hippie. Et puis, c’est resté. Et c’est même devenu une sorte de leitmotiv : si ce n’est pas fun, ce n’est pas Space Hippie ».

Inspiré du concept d’utilisation des ressources in situ (ISRU) propre aux missions spatiales et de la philosophie environnementale des années 1970, ce nom ne s'est pas contenté de donner à l’équipe un slogan sur lequel se reposer. L’ambiance et les valeurs de la conquête spatiale sont devenues un véritable mode de vie.

« L’un des membres de l’équipe, Fanny, s’exclamait tout le temps : ‘Mais fais comme sur Mars !’. Comme dans les films, où tu es sur Mars et tu as un bout de plastique et un rouleau de ruban adhésif… », se souvient James Zormeir.

« Et tu dois te débrouiller, poursuit Haley Toelle. Le processus en est tout de suite devenu plus fun. »

Que ce soit en se laissant des notes autocollantes avec des smileys ou des messages psychédéliques comme « reste dans le vent », ou bien en criant à pleins poumons d'un bout à l'autre du bruyant entrepôt qui leur servait de studio, l’équipe a su créer une ambiance qui l’a portée jusqu’au bout du projet, dans un élan collectif.

« On avait l’impression d’être dans une station spatiale, où la contribution de chacun compte, explique Haley Toelle. Comme si nous ne travaillions pas seulement sur un design, mais sur une mission d’importance critique. »

Tout cela se résume à une certaine « urgence optimiste », une volonté de ne pas se détourner des mauvaises nouvelles sur l’environnement, mais plutôt de prendre les devants en réfléchissant aux actions possibles. « Si vous n’avez pas une vision positive de l’avenir, précise Noah Murphy-Reinhertz, pourquoi est-ce que les autres auraient envie de vous rejoindre dans cette aventure ? »

Les bases de la conception de chaussures durables

ÉVOLUTIVITÉ : la magie ne réside pas seulement dans l’exploit ponctuel (ici, la conception de la chaussure), mais aussi dans la volonté d’appliquer ces premières bonnes idées à autant de projets que possible.

Leçon n° 5 : pensez plus grand

« Ce qui est vraiment magique dans cette nouvelle approche de fabrication, c’est ce qu’elle laisse entrevoir, au-delà de la chaussure », explique Noah Murphy-Reinhertz. Dans le cas de la Space Hippie, cela s’est traduit par un niveau plus avancé de partage d’informations et de travail en équipe.

« Les projets de ce type ne devraient pas être ultra-secrets, explique Haley Toelle. Ils devraient aider les gens à se sentir capables de prendre des initiatives ». Avec la publication en 2019 d'un guide de design circulaire visant à permettre aux innovateurs à travers le monde de prendre des décisions éclairées, Nike a déjà commencé à divulguer ses connaissances en matière de durabilité auprès du grand-public. Cet esprit de partage ne cesse de se développer, aussi bien entre nos murs que dans tout le secteur.

« Il y a eu une sorte de mouvement populaire, et nos idées ont commencé à faire leur chemin à travers toute l’entreprise », explique Haley Toelle, se rappelant des échanges avant la crise sanitaire. « Dans nos installations, il y a ce local minuscule qui nous sert de salle de conférence. On y a mis des tapis marocains et on y organisait nos réunions de design avec tout le monde assis par terre. »

« Les projets de ce type ne devraient pas être ultra-secrets. Ils devraient aider les gens à se sentir capables de prendre des initiatives. »

Haley Toelle
Designeuse de la Space Hippie

James Zormeir est passé maître dans l’organisation de réunions. « On mettait de la musique d’ambiance un peu bizarre, et on invitait les gens à s’assoir sur des poufs marocains. Des senteurs de brise océanique émanaient du diffuseur, et une fois que tout le monde s’était un peu détendu, on pouvait passer aux choses sérieuses. »

La collaboration n'est pas à sens unique, puisque d'autres équipes s'inspirent désormais de nos idées écoresponsables. Nous commençons déjà à voir des classiques de Nike, notamment la Air Force 1, avec des semelles intermédiaires en mousse Crater, et une Jordan 1 High dont l’empeigne en toile exploite la technologie Space Waste.

Cet effet de ricochet ne devrait pas se limiter au siège social de Nike. James Zormeir y voit une opportunité de déclencher des conversations positives. « Quand quelqu’un admire vos sneakers et vous demande, ‘Mais d’où elles sortent ?’, c’est l'excuse idéale pour parler de durabilité à des personnes qui ne s'y seraient peut-être pas intéressées autrement », explique-t-il.

Haley Toelle concorde : « Dans le domaine de l’innovation, souvent l’objectif n’est pas simplement de concevoir une chaussure fantastique, mais de raconter une histoire, pour inspirer les gens, et la chaussure devient l’outil pour le faire. »

Texte : Emily Jensen et Seth Walker
Photographie : Holly Andres
Illustrations : Brian Rea

Reportage : octobre 2020

Date de première publication : 6 novembre 2021