Face à face : Sloane Stephens x Madison Keys

Athlètes*

À la fois rivales sur le terrain et amies de toujours, les deux stars du tennis évoluent au sommet de la compétition.

Dernière mise à jour : 20 janvier 2022
13 min. de lecture
Interview avec Madison Keys et Sloane Stephens

« Face à face » est une série offrant des conversations spontanées entre des athlètes Nike de haut niveau.

Madison Keys et Sloane Stephens se sont connues sur le circuit junior, mettant rapidement de côté leur rivalité pour devenir amies. Un lien renforcé par des trajectoires parallèles, puisque toutes deux passent pro à l'adolescence avant d'être élevées au rang de futures stars du tennis. Mais ne vous y trompez pas : Madison et Sloane n'ont laissé à personne le soin de tracer leur chemin vers la reconnaissance. Pour Madison, cela se traduit par cinq titres et un classement de n° 7 mondiale en 2016. Tandis que Sloane compte six titres à son actif, dont un titre majeur en 2017, et un classement de 3e mondiale au plus haut de sa carrière.

Et si la compétition est leur quotidien, Sloane et Madison avouent être mieux équipées pour être amies que rivales. Au fil des kilomètres parcourus sur le circuit professionnel, à travers l'exaltation des victoires et la frustration des défaites, et face à une crise sanitaire mondiale, leur lien n'a cessé de se renforcer. Toutes deux ont connu les aléas des blessures, et fortes de leur maturité, elles savent aujourd'hui mieux que quiconque gérer la dualité de leurs vies personnelles et professionnelles. Lors de leur rencontre avec la journaliste et directrice éditoriale Deidre Dyer, elles évoquent l'évolution de leur relation, leur engagement social, les leçons tirées et les difficultés surmontées.

Interview avec Madison Keys et Sloane Stephens
Interview avec Madison Keys et Sloane Stephens
Interview avec Madison Keys et Sloane Stephens

Commençons par le commencement : vous souvenez-vous de votre première rencontre ? Quelle a été votre première impression ?

Madison : Quand est-ce qu'on s'est rencontrées ?

Sloane : Je ne m'en souviens même pas. Ça ne devait pas être très marquant si on ne s'en souvient pas, mais j'imagine que c'est plutôt bien que ça n'ait pas été dans des circonstances dramatiques ou traumatisantes.

Madison : On participait souvent aux mêmes tournois.

Sloane : Dans le tennis, on a tendance à graviter autour des mêmes personnes. Je pense que ça s'est fait naturellement, puisqu'on a le même âge.

Lorsque vous jouez l'une contre l'autre, comment est-ce que vous changez d'état d'esprit entre les vestiaires et le terrain ? Comment passe-t-on de l'amitié à la compétition ?

Madison : Pour être honnête, je crois qu'on n'est pas très douées dans ce domaine. [rires]

Sloane : J'entre sur le court en me disant : « Donne simplement le meilleur de toi-même ».

Madison : En fait, depuis le début de notre amitié, on s'est toujours retrouvées en face l'une de l'autre. Naturellement, on est chacune consciente du fait que l'autre veut gagner ce jour-là, et il n'y a rien de personnel. C'est dans la logique du sport.

Sloane : On participe à des compétitions depuis suffisamment longtemps pour savoir que quelqu'un doit forcément gagner. Dans le sport, et dans le tennis notamment, les amitiés ne sont pas forcément monnaie courante. Donc, il faut garder à l'esprit que c'est ton amie et que tu dois gérer ça. J'ai l'impression que toutes les deux, on se remet vite d'une rencontre. Cinq minutes à peine après la fin du match, je lui demande déjà ce qu'elle fait pour dîner !

Comment votre relation a-t-elle évolué au fil des années ?

Sloane : J'ai l'impression qu'on a grandi ensemble, qu'on s'est vues devenir adultes : emménager dans nos maisons respectives, acheter des meubles, se mettre en couple... On a vécu les mêmes choses. Madi fait une fixation sur les plantes, et c'est vraiment étrange pour moi, mais elle m'envoie des photos de sa collection.

Interview avec Madison Keys et Sloane Stephens
Interview avec Madison Keys et Sloane Stephens
Interview avec Madison Keys et Sloane Stephens
Interview avec Madison Keys et Sloane Stephens

« J'ai l'impression qu'on a grandi ensemble, qu'on s'est vues devenir adultes : emménager dans nos maisons respectives, acheter des meubles, se mettre en couple... On a vécu les mêmes choses. »

Sloane Stephens

Quelle évolution avez-vous remarquée dans le jeu de l'autre ?

Madison : Sloane est de loin la joueuse la plus rapide que je connaisse, c'est dingue. Sur un drop, le temps de cligner des yeux et elle est déjà montée au filet. À ce jour, elle court toujours après la balle. Quand on était en juniors, elle était sur toutes les frappes, elle a dû retourner des millions de balles. À mesure qu'elle a gagné en maturité sur le circuit, elle a également appris à prendre du recul quand il le fallait. Elle sait quand il faut être agressive pour jouer un coup gagnant et quand il faut plutôt temporiser. Elle a vraiment réussi à trouver cet équilibre dans son jeu.

Sloane : Oh, c'est trop gentil. Un joli compliment. Pour moi, c'est surtout au service que Madison est devenue redoutable. Sa frappe est vraiment puissante, mais au fil des années, elle a également appris à utiliser beaucoup plus de combinaisons, qui l'ont aidée parce que son coup droit est exceptionnel. Elle a vraiment su développer des schémas de jeu qui l'aident à gagner des tournois. Ce sont vraiment ses points forts : un service efficace et un coup droit puissant.

En dehors du court, comment est-ce que vous vous soutenez mutuellement ?

Madison : Souvent, l'une d'entre nous va bien et pas l'autre, et quelque temps plus tard, c'est l'inverse. On sait s'entraider dans les moments difficiles parce qu'on vit les mêmes choses.

Sloane : Bien évidemment, chaque blessure est une épreuve. Il me semble que la seule fois où ça nous est arrivé en même temps, c'est durant l'US Open de 2017. On se préoccupait pour l'avenir et on se posait les mêmes questions sur notre capacité à retrouver notre niveau d'avant. Je crois que c'est l'une des seules occasions où on a été immobilisées au même moment. Non pas que ce soit une bonne chose.

Quel est votre état d'esprit durant ces périodes de rétablissement, et qu'est-ce qui vous motive à aller de l'avant ?

Madison : On a toutes les deux connu notre lot de blessures, et il y a des moments difficiles, surtout au début quand c'est vraiment pénible. En vieillissant, on a appris à mieux rebondir en focalisant notre attention sur ce qu'on est en mesure de faire pour guérir et éviter que ça se reproduise. Dans ces moments, on a toutes les deux su trouver de nouveaux centres d'intérêt qui nous ont permis de ne pas céder à l'inquiétude. Sloane s'est plongée dans les études pendant sa rééducation. Je n'ai pas été aussi proactive, mais je me suis tournée vers le jardinage et j'ai planté tout ce qui me tombait sous la main. Sloane finissait un diplôme et elle en commençait un autre. Et moi, j'achetais d'autres meubles, et d'autres plantes.

Sloane : Forcément, je n'aime pas être blessée, mais j'ai l'impression de ne pas avoir perdu mon temps. J'ai fait tout ce que je n'aurais normalement pas pu faire. Je suis restée éloignée des terrains une année entière. Durant l'été, je suis allée à des mariages. D'une certaine manière, j'ai pu profiter du printemps grâce à cette blessure atypique. Il faut voir le bon côté des choses. Bien sûr, les premiers 7 à 10 jours, tu es vraiment déprimée et contrariée. Et puis, tu sors de cette phase et tu te dis « Et maintenant, je fais quoi ? ». Et à chaque fois, j'ai essayé de faire quelque chose de productif, que ce soit de partir en vacances dans une destination improbable ou de rendre visite à des amis ou de la famille.

« On sait s'entraider dans les moments difficiles parce qu'on vit les mêmes choses. »

Madison Keys

Vous avez maintenant quelques années d'expérience, quel serait votre conseil pour les jeunes joueuses qui arrivent aujourd'hui sur le circuit ?

Madison : Amusez-vous et ne prenez pas les choses trop au sérieux. Chaque année est faite de victoires et de défaites, et on devient folle à trop y penser. Rappelez-vous simplement que ce n'est que le début d'une longue carrière, et que cette défaite qui vous semble être la plus cuisante de votre vie ne sera pas la dernière et que cette victoire qui vous donne des ailes ne sera pas la dernière non plus. Prenez toujours de la distance.

Sloane : La même chose ! Tu déprimes parce que tu as perdu cinq matches d'affilée, mais moi, j'en ai perdu bien plus. La prochaine étape, c'est d'en perdre huit, et puis tu remportes un titre majeur, et tu perds ensuite 10 matchs d'affilée. Il faut simplement aller de l'avant. Quand tu commences à faire le calcul, tout devient plus clair. Réfléchissez-y : dans un Grand Chelem, il ne peut y avoir qu'une gagnante, et il y a combien de participantes déjà... ?

Madison : Cent vingt-huit.

Sloane : Exactement. Donc une seule de ces joueuses va remporter le tournoi, et si tu fais partie des quatre dernières en demi-finales, c'est très bien. Et des deux dernières, en finale, c'est encore mieux. Je pense qu'en y réfléchissant bien et en réalisant qu'il est impossible de gagner chaque semaine, on arrive à mettre les choses en perspective.

Interview avec Madison Keys et Sloane Stephens
Interview avec Madison Keys et Sloane Stephens
Interview avec Madison Keys et Sloane Stephens

Nous vivons une période agitée. Au-delà de la crise sanitaire, nous assistons à un réveil citoyen et à un nouveau chapitre de la lutte contre le racisme et pour la justice sociale. Vous avez toutes les deux utilisé votre notoriété pour évoquer ce combat et y apporter votre soutien. Pourquoi est-il si important de parler de ces sujets ?

Sloane : Il faut utiliser la plateforme qui nous est donnée en ce sens, parce qu'il y a tellement d'éducation à faire sur le racisme et les inégalités. Beaucoup de personnalités publiques et d'influenceurs le font. Il y a tout un tas de choses dont je n'étais pas consciente, et peut-être même dont Madi n'était pas consciente, que j'ai découvertes par le biais des histoires et des informations partagées sur Instagram. C'est en s'éduquant de cette façon qu'on apprend à voir les choses sous un autre angle. Le chemin parcouru est immense parce qu'au départ, sur Instagram, personne ne s'occupait d'autre chose que de son apparence. Et aujourd'hui, on voit qu'il y a eu un virage et que les gens partagent des informations utiles sur des sujets qui comptent, comme les élections.

Madison : Je pense surtout que la crise sanitaire a exacerbé les choses. On était déjà stressés, frustrés et angoissés, et toutes ces émotions ont déclenché le mouvement de masse auquel nous assistons. On était tous d'accord qu'il fallait que ça s'arrête. C'est la première fois de ma vie que je vois autant de personnes dire : « Ça ne doit pas se reproduire, et je vais m'impliquer pour m'en assurer ». Beaucoup de gens voulaient simplement contribuer à leur manière à faire avancer les choses. En prenant la parole et en affirmant leurs convictions, ils pensent pouvoir finalement arriver à mettre un terme à tout ça.

Interview avec Madison Keys et Sloane Stephens
Interview avec Madison Keys et Sloane Stephens
Interview avec Madison Keys et Sloane Stephens
Interview avec Madison Keys et Sloane Stephens

Madison, tu as fondé Kindness Wins, une initiative visant à promouvoir la bienveillance et l'empathie sur le court et au quotidien. Sloane, avec la Sloane Stephens Foundation, tu investis dans l'éducation, l'entraînement et la mise à disposition de ressources au sein des communautés, pour la prochaine génération. Et vous êtes toutes les deux membres du Conseil des joueuses de la WTA pour défendre les droits de vos pairs à travers le monde. D'où vous vient cette passion pour la philanthropie et cette envie de vous investir dans vos communautés ?

Sloane : J'ai grandi sur un terrain de tennis et j'en ai un souvenir incroyable. J'avais le meilleur entraîneur du monde et je m'amusais. Je dis toujours que c'est cette première expérience qui me pousse encore aujourd'hui à continuer de jouer. Je m'éclatais dans mon club et je ne m'en lassais pas. Je répétais : « J'ai trop envie de retourner voir Francisco. Je me suis tellement amusée avec lui. Je veux voir mes amis. » Selon moi, la première expérience d'un enfant, quel que soit ce qu'il entreprend, restera par la suite son point de référence pour la vie. Si la première fois que tu joues au tennis, ton entraîneur est méchant et que l'expérience est désagréable, tu ne toucheras probablement plus jamais une raquette de ta vie.

Le tennis m'a beaucoup apporté. J'ai pu voyager, rencontrer des gens et faire tellement de choses incroyables, et je voulais renvoyer la balle en donnant cette même opportunité à des enfants qui autrement n'envisageraient même pas de jouer au tennis. Il y a un manque flagrant de diversité au sein du tennis, donc pouvoir mettre des raquettes dans les mains de ces enfants, qui normalement n'auraient pas pu jouer au tennis… C'est l'une des principales raisons pour lesquelles j'ai lancé ma fondation. Je voulais que des enfants qui me ressemblent et m'admirent puissent avoir les moyens de jouer au tennis. Même si tu ne passes pas professionnel et que tu te contentes de jouer pour l'équipe de ton lycée, le tennis est un sport que tu pratiqueras toute ta vie. Dans ces clubs réservés aux personnes plus âgées, on voit des joueurs de 85 et même de 90 ans. C'est un sport incroyable parce qu'il t'accompagne toute ta vie et t'apporte tant de choses. Je voulais pouvoir transmettre tout cela à la génération suivante et le mettre à la portée d'enfants qui n'auraient jamais envisagé de jouer au tennis.

Madison : J'ai lancé ma propre fondation à la suite d'une première expérience auprès de la fondation Fearlessly Girl, qui s'attache à promouvoir la confiance en soi et les qualités de leadership parmi les collégiennes et les lycéennes. Je me suis rendue dans quelques établissements, j'ai rencontré ces jeunes filles et je leur ai parlé. Et j'ai adoré le faire. Mais je voulais élargir l'expérience à d'autres, parce que beaucoup de femmes de mon âge ou de femmes en âge de travailler, me disaient : « C'est fantastique ce que tu fais, mais on aimerait aussi pouvoir en bénéficier parce qu'on en a également besoin. » En outre, je voulais que la fondation soit accessible aux athlètes qui souhaitent s'impliquer, parce que lancer une initiative comme celle-ci est un processus compliqué. Je voulais créer quelque chose qui puisse rassembler plusieurs personnes et développer ce que nous avions commencé. J'aimais l'idée de Kindness Wins parce que c'est un concept assez large, qui permet d'agir sur plusieurs fronts. C'est selon moi la meilleure façon de contribuer à améliorer les choses.

« Je voulais pouvoir transmettre tout cela à la génération suivante et le mettre à la portée d'enfants qui n'auraient jamais envisagé de jouer au tennis. »

Sloane Stephens

Interview avec Madison Keys et Sloane Stephens
Interview avec Madison Keys et Sloane Stephens

Le tennis a une longueur d'avance en ce qui concerne l'égalité des salaires entre hommes et femmes, et vous avez pu bénéficier dès le début de vos carrières du travail accompli par vos prédecesseures. Que pensez-vous du chemin parcouru dans ce domaine ?

Madison : On a toutes les deux la chance de pouvoir bénéficier de tout ce qui a été mis en place avant nous, notamment par Billie [Jean King] et Venus [Williams]. Nous leurs sommes reconnaissantes d'avoir mené ces combats pour les générations suivantes. On ne serait certainement pas dans la position dans laquelle nous sommes sans elles. On se bat encore pour davantage d'égalité et surtout pour recevoir les mêmes égards et la même attention que les hommes. Donc, il y a encore un travail à faire, mais c'est une position très confortable de pouvoir dire : « Ça, c'est acquis, voyons ce que l'on peut faire de plus », ou « Il y a encore quelques progrès à faire en termes d'égalité », ou bien encore « On devrait nous montrer davantage d'intérêt ! »

Sloane : Oui, très clairement. On a appris tellement de choses au sein du Conseil des joueuses de la WTA. C'est toujours difficile d'être une femme, de ne pas se sentir l'égale des hommes et de ne pas être rémunérée au même niveau.

C'est un travail de longue haleine. On ne se dit jamais : « On est contentes d'en être arrivé là ». On essaie toujours de faire mieux. On se bat toujours plus. On en veut toujours plus. Je pense que c'est l'un des principes fondamentaux du Conseil : se battre pour celles qui ne le peuvent pas et voir comment on peut faire avancer les choses. Elles veulent voir plus de progrès, et notre rôle, c'est d'aller le chercher. Il faut toujours essayer de faire mieux, de se battre encore plus et de s'assurer que l'égalité prime en tout point.

Texte : Deidre Dyer
Illustrations : Sarah Maxwell

Reportage : octobre 2020

Date de première publication : 21 janvier 2022